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Émile est un peu fatigué. On peut le comprendre, on le serait à moins. Outre l’or amassé en Finlande, il est devenu l’homme aux huit records du monde sur les distances supérieures à cinq mille mètres : six, dix et quinze miles ; dix, vingt, vingt-cinq et trente kilomètres ; sans parler du record de l’heure. De retour en pleine forme à Prague, pendant les mois qui suivent il n’est plus très actif comme s’il se reposait de ses exploits. Il est fêté partout, on vient d’inaugurer un musée à sa gloire dans sa ville natale de Koprivnice, on prépare un film qui racontera sa vie, il a bien le droit de souffler.
Staline puis Gottwald morts, on dirait d’ailleurs qu’on va peut-être respirer un petit peu mieux : de légers indices attestent qu’il doit se passer quelque chose du côté du pouvoir tchécoslovaque, même si c’est momentané. De menus événements, l’air de rien, donnent le ton. Du jour au lendemain, par exemple, voici que le journal Prace, organe des syndicats qu’on ne lit de toute façon que pour sa page sportive, s’avise de critiquer l’Office de la Culture physique, déplorant que celui-ci ne permette pas aux athlètes tchèques de se produire à l’étranger. Voilà du nouveau.
Comme pour donner raison à cet organe, à moins qu’il ait été chargé de préparer le terrain, on annonce qu’Émile va se rendre au Brésil, à Sao Paulo où il participera à la grande course de la Saint-Sylvestre qui marque le dernier jour de l’année. Dès qu’il a obtenu son visa, exprimé son contentement, il s’enferme mystérieusement dans la salle de bains pendant des heures, dans la seule compagnie d’un carnet de papier à cigarettes Riz La Croix. Ce même Riz La Croix sur les petites feuilles fragiles duquel, au même moment, du fond de sa prison de Ruzyn, l’un des condamnés à perpétuité des grands procès de Prague rédige clandestinement un rapport sur la réalité de ceux-ci dans l’espoir de le transmettre à son épouse.
De Prague à Sao Paulo, une escale est prévue à Paris où, dans le hall de l’aérodrome du Bourget, il donne une conférence de presse avant de s’envoler à bord d’un Super-Constellation. Comment voit-il cette course de Sao Paulo. Eh bien je vais gagner, dit-il ingénument. On ne m’a pas indiqué les noms de mes adversaires mais peu importe puisque je vais gagner. Quels qu’ils soient, je vais les battre tous et j’en suis très content. Je prendrai beaucoup de plaisir à les battre, insiste-t-il en découvrant encore plus de dents que jamais. Tout simplement. Il est agaçant, quelquefois.
Sao Paulo : à l’hôtel où descendent les athlètes étrangers, son habituelle curiosité le fait se ruer aussitôt dans la salle de bains de sa chambre. Il ouvre un robinet, sort de sa poche son carnet Riz La Croix, roule plusieurs feuilles en boulettes qu’il jette au fond du lavabo. C’est qu’on lui a parlé de la loi de Coriolis et il veut vérifier s’il est vrai que, dans l’hémisphère Sud, l’eau tourne dans le sens inverse que dans le Nord avant de s’écouler par la bonde. C’est pourtant vrai, bon Dieu. Émile n’en revient pas. Redescendu dans le hall, où tout le monde se bouscule pour l’attendre et tenter de l’apercevoir, il se prête en souriant aux interviews, aux demandes d’autographes, il fraternise avec ses concurrents.
Personne n’a l’air de douter plus que lui de sa victoire, bien que se pose une petite question technique. Car cette épreuve, disputée dans la nuit qui sépare une année de la suivante, est longue de sept kilomètres très accidentés mais surtout courue par plus de deux mille partants. Or tout le problème est là : se dégager de cette meute. S’en extraire assez tôt pour ne pas être débordé. Démarrer vite en se fatiguant trop tôt risque de compromettre la fin de la course, et partir prudemment expose à se retrouver noyé dans le tas. Bon, dit Émile, on verra. En attendant, il se renseigne aux bureaux de la Gazeta Esportiva, journal organisateur de la manifestation. Et pour le départ, s’inquiète-t-il, ça se passe comme d’habitude au pistolet, je suppose. Non, lui dit-on, vous partez aux derniers accents de l’hymne national brésilien. Bon mais dites-moi, demande Émile, je suppose qu’on le trouve dans le commerce, cet hymne. Et il achète le disque et il l’apprend par cœur. On n’est jamais trop sûr.
Pour éviter les faux départs et les élans prématurés, on a donc décidé d’exécuter l’hymne national avant le coup de pistolet qui doit ponctuer la dernière note. Mais, lancé par un farceur, un pétard inconsidéré sème le trouble dans les esprits : pris pour le signal attendu, il déclenche l’immense cohorte en plein milieu de l’hymne et ça y est, tout le monde s’y met. Émile a choisi de prendre aussitôt la tête devant un million de personnes frénétiques et sous un feu d’artifice géant, dans un assourdissement de clameurs, de trompes, de sirènes et de cornes, de fusées, de pétards explosant partout, d’orchestres en plein air qui saluent au passage les coureurs, ceux-ci étant contraints de se frayer un chemin parmi les guirlandes, les lampions et les flashes, dans le passage étroit que leur laissent les spectateurs.
Mais tout cela se déroule sans trop de mal avant que, dans la côte finale extrêmement raide, la Locomotive tchèque s’envole, se transforme en funiculaire et gagne évidemment, très loin devant tout le monde, pulvérisant d’une minute le record de l’épreuve. Le ravissement devant sa personne est encore à son comble et, le soir, lors de la réception donnée au siège de la Gaze ta Esportiva, la bousculade est à ce point monstre qu’Émile, sous peine de périr étouffé, doit sortir de l’immeuble par une porte dérobée.
Le lendemain, la pluie tombe, Émile attrape un rhume qui vire en grippe et doit rester se reposer à l’hôtel : il refuse dix invitations par jour pendant qu’on livre dans sa chambre deux cents kilos de médailles, de coupes et de statues. Mais, enchanté de l’enthousiasme brésilien, il promet de revenir l’an prochain, pensant pouvoir compter sur ses autorités de tutelle : en lui autorisant ce déplacement, sa victoire à Sao Paulo a donné à la Tchécoslovaquie la popularité qu’elle espérait, semblant avoir changé de politique à cet égard. Puis de retour en Europe, avant de regagner Prague, Émile passe une nuit dans un hôtel des bords de Seine à Paris, où il promet aussi de revenir dans six mois.
En attendant, il est devenu l’homme à abattre, la référence absolue, l’étalon-or de la course de fond. On peut même se demander, s’interrogent gravement les chroniqueurs, s’il ne commet pas une grosse erreur psychologique en battant les records du monde à une cadence inlassable. Car enfin, maugréent-ils, il va bien arriver un jour où l’étonnement fera place à la curiosité polie, puis la curiosité à l’indifférence et, le jour où l’extraordinaire deviendra quotidien, il ne sera plus extraordinaire du tout. On ne recommencera de s’étonner que lorsque Émile perdra. En attendant ce jour, et même si l’on aime spéculer sur les coureurs qui pourraient bientôt le détrôner, toutes les nouvelles de lui continuent de faire la une des journaux.
Six mois plus tard, donc, retour à Paris pour le cross de L’Humanité. Émile est reçu au Bourget en monarque. Descendant du monstrueux DC-6 qui vient de se poser sur le ciment de la piste du Bourget, il est frileusement engoncé dans une large gabardine grise et coiffé d’un bonnet de laine multicolore à pompon qui ne le quittera plus jamais. Quand il l’ôte pour saluer, on observe qu’il s’est rasé le crâne car Émile, il faut bien l’admettre, commence à perdre ses cheveux. Comme photographes et journalistes se ruent sur lui, il leur répond en bon français mais sur un ton moins victorieux qu’il y a six mois : à son avis, dit-il, c’est Kuts qui devrait le battre demain à l’hippodrome de Vincennes. Ce Kuts est un fort beau garçon, marin de la flotte soviétique de son état, beaucoup plus entraîné qu’Émile qui prétend ne pas l’être et puis surtout, il faut l’admettre aussi, plus jeune.
Mais, le lendemain, Kuts n’a même pas pu menacer Émile. Devant une foule de vingt mille personnes, d’abord un peu long à se mettre en action, Émile a ensuite couvert la distance à toute allure, galopant encore loin devant les autres entre une double haie de spectateurs. Service d’ordre débordé, piste envahie, triomphe de base. Changeant encore d’avis, les chroniqueurs se demandent si les années pourront altérer sa cadence, et Kuts lui-même observe que jamais il n’a été aussi fort. Quant à Émile, il se dit prêt à revenir dans deux mois à Paris où, cette fois, sa curiosité ne l’a poussé qu’à faire un petit tour du côté de la place Pigalle.
Dans cette perspective de retour – et dans celle des Jeux de Berne –, il se lance dans un stage de préparation de plusieurs semaines à Stara Boleslav où il se sent toujours très bien. A l’issue du stage, conférence de presse à l’hôtel Palace où résident les journalistes. Questionné sur sa forme si constante, le doux Émile, comme on l’appelle souvent, ne cache pas qu’elle l’étonné lui-même. Mais je ne me fais pas d’illusions, dit-il pour la première fois, je sais que je vais doucement vers mon déclin. De toute façon je ne vise que le record des dix mille mètres. Pour les cinq mille, je ne vais plus assez vite. Et quant au marathon, c’est une épreuve qui ne me plaît pas beaucoup : on s’y ennuie franchement trop. En attendant, je vais retourner à Paris. Et en effet, à Prague, le ministère des sports et de la culture a donné son accord pour une invitation au stade Yves-du-Manoir de Colombes, sur avis favorable de la Maison centrale de l’armée.
Mais pendant son dernier séjour en France, Émile a accordé un entretien à un quotidien de son pays, le Svobodne Slovo, organe d’une petite formation satellite du Parti, censée faire croire que le pluralisme existe et dont le directeur collabore avec la police politique. Camarade, lui a demandé le journaliste, pourrais-tu d’abord nous dire comment tu te sens ? Ça va, a répondu Émile, ça va bien, mais je crois que je suis arrivé à un niveau où tout progrès m’est très pénible. Bien, a noté le journaliste, pourrais-tu maintenant donner pour nos lecteurs tes impressions sur Paris ? Bien sûr, a dit Émile qui pense à autre chose, n’est pas très à ce qu’il fait. Alors allons-y, a dit le journaliste. Donc, Paris, qu’est-ce que tu en as pensé ?
Ma foi, a répondu Émile avec désinvolture, Paris, tu sais, il n’y a vraiment pas grand-chose à voir. Pigalle, bien sûr, pas mal. Et puis les filles, évidemment, de sacrément belles filles. On en voit plein de photos dans les journaux, de ces filles splendides. Et puis il y a le vin, naturellement. Mais aussi qu’est-ce qu’il y a comme boutiques dans ce pays, dis donc, je n’avais jamais vu ça, des commerces il y en a partout.
Très bien, camarade, merci, dit le journaliste en refermant son calepin. Je serai heureux de transcrire tes intéressants propos comme ils le méritent.
Propos qui, retranscrits en effet dans son journal, donnent ce qui suit : Paris m’a déçu, nous déclare Zatopek. Le Paris de la littérature de pacotille. Le Paris de la prostitution, des revues et brochures pornographiques. Le Paris dominé jusqu’au cœur de son système nerveux par l’affairisme et l’esprit mercantile.
Résultat : quelques jours plus tard, paraît un communiqué du ministère français des affaires étrangères. Après sa dernière visite en France au printemps, s’indigne ce communiqué, le coureur Zatopek a cru devoir tenir au journal tchécoslovaque Svobodne Slovo des propos déplacés relatifs à ce voyage. Compte tenu de ces déclarations injurieuses pour la population parisienne, le ministère des affaires étrangères a décidé de refuser l’entrée du territoire à M. Zatopek.